Quand la Réactivité devient-elle Synonyme de Redevabilité?

Author(s): Jonathan Fox
Date: August 2025
Country: Mexico
Language(s): Français

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Quand sait-on que les stratégies visant à promouvoir la redevabilité portent leurs fruits? Si et quand les « détenteurs du pouvoir» répondent aux voix des citoyens, comment déterminer si ces réponses incarnent véritablement la redevabilité? Après tout, les autorités peuvent limiter leur action à des promesses, ou à des concessions matérielles ponctuelles, sans atteindre les exigences d’une gouvernance responsable. Et qui décide de ce qui «compte» comme réponse significative? Pour les militants  et les réformateurs politiques soucieux d’inciter les gouvernements à écouter la voix citoyenne, ces ambiguïtés concrètes posent des défis au quotidien.

Ce blog précise certains termes utilisés pour décrire la manière dont les «détenteurs du pouvoir» réagissent aux initiatives de redevabilité, dans le but d’éclairer les efforts pratiques visant à suivre l’efficacité de nos actions.

La principale proposition est que les réponses gouvernementales à la voix et à l’action de la société civile peuvent s’articuler autour de trois catégories qui se recoupent: réponse, réactivité, et réactivité redevable. Les autorités peuvent promettre des changements, c’est une réponse. Mais elles peuvent ou ne peuvent pas donner suite aux promesses. En revanche, lorsque les puissants concrétisent leurs engagements, il s’agit de réactivité. Les responsables qui vont plus loin et expliquent réellement leurs actes (ou leur inaction) relèvent de la réactivité redevable.

 

Dissocier les réponses gouvernementales et gouvernance réactive

Prenons l’exemple d’une campagne citoyenne pour un meilleur accès aux médicaments, à l’eau ou aux engrais. Il est concevable que le gouvernement réponde en fournissant certains biens matériels. Toutefois, il peut s’agir d’une réponse temporaire et discrétionnaire, sans garantie de pérennité ou de responsabilité à l’avenir.

Ce type de réponse pose le risque de reproduire les mêmes problèmes ultérieurement, faute de changements durables dans les politiques ou pratiques. Il peut sembler qu’une victoire politique a été obtenue à court terme, mais elle peut être aisément retirée à la discrétion du gouvernement.

Les réponses discrétionnaires laissent aussi la porte ouverte à des traitements préférentiels en faveur de clientèles politiquement loyales ou de groupes privilégiés.  Par exemple, les engrais subventionnés peuvent être accaparés par des grands exploitants commerciaux (qui peuvent, en retour, verser discrètement des commissions à des agents gouvernementaux). Lorsque les programmes publics d’engrais parviennent effectivement aux petits agriculteurs, il n’est pas rare que des responsables exigent, en échange, des faveurs électorales ou des pots-de-vin. À l’inverse, des agences qui appliquent les règles et qui prêtent une oreille attentive aux mécanismes de contrôle indépendants sont davantage susceptibles de fournir des intrants aux petits producteurs dans le besoin, indépendamment de leur affiliation politique ou ethnique. Mieux encore, des agences respectueuses des normes procédurales sont en mesure de fournir des engrais de qualité ( non altérés), en temps opportun, c’est-à-dire avant la saison des semis et l’arrivée des pluies. (Voir, à ce sujet, une campagne menée par un mouvement paysan au Mexique).

L’enjeu ici est que, dans un scénario de réponse discrétionnaire, des pressions extérieures peuvent amener des bureaucrates corrompus ou partisans à livrer une partie des médicaments ou des engrais qu’ils auraient dû distribuer, tout en restant en poste, prêts à faire machine arrière dès que la pression extérieure et la surveillance citoyenne  s’atténuent. À l’inverse, il arrive que le gouvernement ne tienne pas ses engagements pour d’autres raisons, par exemple si des agents publics de bonne volonté sont limités par des institutions faibles, un manque de ressources à leur disposition, ou une absence de poids politique. Les acteurs extérieurs sont alors confrontés à la difficulté d’identifier les causes de ces défaillances, surtout lorsque le gouvernement fonctionne comme une structure opaque peu lisible de l’extérieur.

Pour générer des changements systématiques, adopter de nouvelles lois ou améliorer les politiques publiques ne suffit souvent pas; des transformations durables des pratiques exigent également des réformes internes, parfois invisibles, de l’appareil d’État. Par exemple, la volonté politique est certes nécessaire, mais elle ne garantit pas à elle seule que les gouvernements soient en mesure de distribuer suffisamment d’engrais à tous les agriculteurs éligibles avant le début de la saison des semis. Les administrations doivent aussi disposer de budgets adéquats et de capacités institutionnelles suffisantes pour mettre en œuvre les engagements. Les défenseurs des droits peuvent insister sur ces points, notamment en s’appuyant sur des preuves démontrant si les institutions ont effectivement rempli leurs obligations (voir, par exemple, la troisième partie de cet article).

En résumé:

Les réponses gouvernementales peuvent être positives ou négatives. Tant les défenseurs que les analystes de la transparence, de la participation et de la responsabilité ont tendance à rechercher des réponses positives du gouvernement aux mobilisations citoyennes. Cependant, il est essentiel de reconnaître que les réponses des autorités peuvent également être ambivalentes, voire négatives. Quelques exemples incluent:

  • Des concessions ponctuelles, parfois minimes ou intangible;
  • Des promesses spectaculaires qui détournent l’attentions mais restent non tenues;
  • Des concessions matérielles conditionnées à une allégeance politique (ex.: le clientélisme);
  • L’utilisation de concessions sélectives pour diviser les organisations sociales;
  • Des représailles, pots-de-vin ou menaces.

Les réponses du gouvernement peuvent être à la fois positives et négatives. Différents acteurs gouvernementaux peuvent réagir de manière différente, voire contradictoire, à une même campagne de plaidoyer, et ce, simultanément. Par exemple, les responsables présents à la table de négociations peuvent ne pas avoir de levier sur d’autres responsables qui influencent les programmes et les processus d’allocation budgétaire que les campagnes de plaidoyer cherchent à modifier.

La réactivité implique un suivi effectif de la part des autorités. Lorsque des acteurs gouvernementaux répondent aux revendications citoyennes en prenant des engagements qu’ils ne respectent pas par la suite, ou qu’ils exécutent de manière très limitée ou partielle, ces réponses ne peuvent pas être qualifiées de réactivités. Cependant, même les promesses non tenues peuvent s’avérer pertinentes pour de futures campagnes de plaidoyer, dans la mesure où elles créent au moins un point de référence ou un socle pour d’éventuelles revendications de reddition de comptes.

Les réponses gouvernementales évoluent dans le temps et peuvent suivre différents parcours. La distinction entre simple réponse et réactivité est complexe, notamment parce qu’il est nécessaire de prendre en compte cette évolution temporelle. Par exemple, les premières mesures (promesses et actions gouvernementales) peuvent être perçues ultérieurement comme le début d’un chemin vers le changement, ou conduire à une impasse. Il peut être difficile d’en juger à court terme. Parmi les indicateurs clés de la réactivité, on compte:

  • Des autorités qui tiennent leurs engagements;
  • Des engagements maintenus dans la durée;
  • Des changements de politique institutionnalisant la participation publique et le contrôle par le gouvernement et la société civile;
  • Des modifications budgétaires et des systèmes de gestion internes permettant la mise à disposition des ressources ou droits promis.

Les gestes des autorités visant à instaurer la confiance, tels que des pratiques collaboratives significatives et le partage d’informations centrées sur les usagers, constituent également des étapes cruciales, peut être nécessaires, mais pas suffisantes pour qualifier un progrès tangible.

La différence entre réponses gouvernementales et gouvernance réactive peut dépendre de l’influence des acteurs réformateurs internes. Initialement,  insister sur la capacité des autorités à tenir leurs promesses peut sembler trop centré sur des individus, alors que le changement systémique reste l’objectif global. Pourtant, des champions prêts à agir de l’intérieur sont indispensables pour que les gouvernements réalisent leurs engagements. Pour identifier les leviers du changement, comment les militants peuvent-ils suivre au mieux l’influence fluctuante de ces acteurs internes réactifs? Leur importance se mesure surtout lorsqu’ils prennent des mesures concrètes réduisant les coûts ou risques liés à l’action collective, renforçant ainsi les forces externes pour le changement. Ces « stratégies sandwich» peuvent engendrer des cercles vertueux d’empouvoirement mutuel entre défenseurs des droits internes et externes à l’État. Voir ici des études de cas et analyses comparatives sur ces rares mais cruciales opportunités.         

En prenant du recul, seules certaines réponses gouvernementales méritent d’être qualifiées de réactives, c’est-à-dire celles qui sont durables et où les promesses de changement sont respectées, au moins en partie.

Les caractéristiques clés de la réactivité des décideurs politiques comprennent:

  • La construction de la confiance: des schémas durables de respect des engagements;
  • L’écoute et le partage du pouvoir: des changements inclusifs dans les processus politiques intégrant la reconnaissance des acteurs sociaux et leurs propositions pour la prise de décision publique;
  • L’investissement dans la capacité gouvernementale à délivrer les services: une mise en œuvre des engagements sur le long terme;
  • Le soutien à l’action collective: des mesures concrètes des autorités pour réduire risques et coûts.

Gouvernance réactive et responsable: décryptage des chevauchements

Qu’est-ce qui «compte» comme redevabilité? Le concept est à la fois ambigu, malléable et débattu. Les compréhensions varient considérablement selon les cultures et les institutions. Pour certains, la redevabilité consiste à rendre compte à des «détenteurs de pouvoir», tandis que les défenseurs de droits mettent l’accent sur la reddition de comptes des autorités. Le principe des freins et contrepoids renvoie à une redevabilité mutuelle et horizontale entre institutions. Certaines initiatives ciblent les individus, d’autres les structures institutionnelles. Toutefois, un fil conducteur traverse ces différentes approches: la redevabilité suppose que les décideurs aient l’obligation de justifier leurs actes — c’est-à-dire l’obligation de justifier leurs actes, autrement dit, de rendre des comptes.

La notion de réactivité semble impliquer la redevabilité. Cela paraît intuitif; les concepts se recoupent. Pourtant, la distinction principale est que la réactivité peut relever de la discrétion des «détenteurs du pouvoir», plutôt que d’une obligation institutionnelle. De plus, des changements politiques peuvent être réactifs sans forcément impliquer de redditions de comptes publique. L’idée d’une réactivité redevable  suggère que les  «détenteurs du pouvoir» répondent à la voix citoyenne avec des explications, voire des conséquences. C’est pourquoi la Figure 1 présente la réactivité redevable comme un sous-ensemble de la réactivité.

Figure 1. Décomposer les réponses gouvernementales à la voix citoyenne: des plus faibles aux plus fortes

Par exemple, le gouvernement pourrait distribuer efficacement un engrais subventionné aux petits agriculteurs selon une approche cohérente, fondée sur des règles et ciblée sur les plus pauvres, sans nécessairement impliquer un processus public dans lequel les fonctionnaires expliquent ou justifient leurs actions. L’absence d’informations ou de contrôle officiel peut limiter la capacité de la société civile à vérifier si les décideurs respectent les règles. Dans ce cas, ces derniers peuvent être réactifs, mais décident à leur discrétion de suivre les règles, ce qui constitue une réactivité sans redevabilité.

Autre exemple de réactivité substantielle qui ne conduit pas nécessairement à la redevabilité, considérons une organisation de petits paysans qui propose un changement de politique en faveur de l’inclusion sociale ou de la durabilité environnementale, comme la réforme d’un programme de subventions aux engrais pro-pauvres pour y incluire des fertilisants organiques, contrairement au soutien habituel réservé aux produits agrochimiques. Les autorités pourraient répondre en offrant à cette organisation un projet local de production de fertilisants organiques. Bien qu’une telle réponse soit certainement la bienvenue, un projet à petite échelle est loin d’atteindre l’ampleur nécessaire pour changer une politique nationale.

En résumé, les réponses gouvernementales à la voix citoyenne peuvent être substantielles et significatives, sans pour autant constituer une réactivité redevable. L’idée d’une réactivité redevable porte essentiellement sur un changement institutionnel, plutôt que sur de simples réponses positives de certains responsables. La Figure 1 illustre à la fois les recouvrements et les différences entre trois types de réponses gouvernementales à la voix citoyenne.

 

Suivi de la traction: identifier la différence entre réponse, réactivité et réactivité redevable?

Jusqu’ici, ce texte s’est concentré sur les différentes manières d’interpréter les réponses gouvernementales à la voix citoyenne, une étape nécessaire pour expliquer si et comment les initiatives de plaidoyer progressent vers une gouvernance redevable. Le suivi de la réactivité fournit une base indispensable pour évaluer quels éléments peuvent s’additionner en vue d’une réactivité redevable. Chaque initiative de changement nécessitera son propre ensemble de critères sur mesure, mais un point de départ pourrait consister à suivre les degrés de réactivité en surveillant si et comment les autorités:

  • Tiennent concrètement leurs engagements;
  • Mettent en œuvre des réformes de gouvernement ouvert permettant aux parties prenantes externes de suivre les financements, de comprendre comment les décideurs politiques prennent leurs décisions, et d’apprendre des mécanismes officiels de contrôle;
  • Fournissent des preuves d’investir leur propre capital politique pour tenir leurs engagements;
  • Instaurent des changements de politique susceptibles de rendre les services publics plus équitables et efficaces à l’avenir, par exemple, en rendant les processus politiques plus ouverts et inclusifs, tout en renforçant les mécanismes de gouvernement ouvert nécessaires pour identifier les progrès dans les programmes à grande échelle.

Ces combinaisons d’efforts de réforme offrent la possibilité de redistribution du pouvoir, dans la mesure où l’ensemble peut être supérieur à la somme des parties. Le concept «d’écosystème de redevabilité» est ici pertinent, car il met en lumière la façon dont différentes initiatives de changement s’articulent et peuvent se renforcer mutuellement.

La question de savoir comment déterminer si une campagne gagne réellement en influence souligne l’importance de comprendre ce qui se passe à l’intérieur de la structure opaque de l’État. Si l’objectif d’une campagne est d’assurer la distribution d’engrais ou de médicaments, il faut dépasser le simple suivi de la livraison pour comprendre le système qui les distribue. Identifier les causes profondes du problème est essentiel pour cibler les points d’entrée des futures actions de plaidoyer. Pour comprendre ce qui se passe au dernier kilomètre, il est nécessaire de savoir ce que font précisément les acteurs internes.

 

 

 

Cet article est une version résumée de l’essai de Fox publié dans  Fox, Halloran, Fölscher and McGee (2024)  et tirée  de  Fox (2022).

Traduit de l’anglais par Douna Tongrongou, Let Us Talk.

À PROPOS DES MOT-CLÉS DE LA RESPONSABILITÉ

 

Les termes clés dans le domaine de la responsabilité ont souvent des significations différentes selon les acteurs, les contextes et les langues. Le blog Accountability Keywords analyse «ce qui compte»  comme responsabilité, en examinant les significations et les usages de termes largement utilisés et proposés  «accountability keywords». Il s’appuie sur un dialogue avec des dizaines de chercheurs et de praticiens du monde entier. Le blog est associé à un document de travail sur la responsabilité et à plus de 40 articles qui réfléchissent sur les significations et l’usage des mots-clés dans leurs propres contextes et langues. Pour partager un article sur un mot-clé qui vous intéresse, envoyez-nous une proposition à   arc@american.edu.

INFORMATION SUR L’AUTEUR

Jonathan Fox

Jonathan Fox est professeur et directeur du Accountability Research Center à la School of International Service de l’American University. Il collabore avec un large éventail de groupes d’intérêt public, d’organisations sociales, de fondations privées et de décideurs participation citoyenne et de redevabilité publique.  Pour consulter ses publications:  www.jonathan-fox.org.

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