Redevabilité et responsabilité
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En Inde, beaucoup de gens, qu’ils soient riches ou pauvres, aspirent à une plus grande redevabilité* des institutions publiques. La veuve qui n’a aucune nouvelle de sa demande de pension, l’agent de propreté qui n’a pas été payé depuis des mois, la victime impuissante d’une facture d’électricité trop élevée ou encore le chauffeur de camion soumis au chantage d’agents du fisc corrompus – toutes et tous partagent le même désir de voir les fonctionnaires et les institutions publiques tenus de rendre compte de l’exécution équitable de leurs tâches.
Cette question a fait l’objet de nombreuses discussions et a également donné lieu à quelques actions. En 2005, la loi sur le droit à l’information a été une contribution majeure à la redevabilité des pouvoirs publics en établissant de nouvelles normes de transparence, exécutoires devant les tribunaux. Certains États ont également mis en place des mécanismes de recours améliorés, voire de nouvelles lois.
Au cours des dix dernières années, cependant, la balance s’est mise à pencher de l’autre côté. Le pouvoir en place à New Delhi s’est montré beaucoup plus soucieux de demander des comptes aux citoyennes que l’inverse. De plus, de nombreuses institutions publiques se sont vues transformer en loyaux serviteurs du gouvernement.
Il serait certainement utile de renouveler les efforts pour renforcer la redevabilité des institutions publiques. Mais la redevabilité n’est qu’un moyen limité pour garantir que les institutions publiques agissent pour le bien commun. L’obligation pour les fonctionnaires de rendre des comptes fonctionne avant tout au travers de la création d’un système de sanctions et de récompenses qui s’applique à des tâches déjà définies. Toutefois, il est difficile de microgérer de cette manière bon nombre de leurs actions, et même si cela était possible, il n’est pas forcément utile de planifier un système de tâches et de réalisations. De plus, le management par la carotte et le bâton tend à fonctionner dans un cadre restreint et entendu à l’avance, sans faire appel à l’initiative et à la créativité de l’employée concernée.
Par exemple, s’il est relativement facile de contrôler l’assiduité d’une enseignante, comment s’assurer en revanche qu’il ou elle enseigne avec énergie et enthousiasme ? Une réponse rudimentaire, préconisée par certains, consisterait à lier les salaires des enseignantes aux résultats des élèves. Cependant, une école n’est pas seulement un centre de préparation aux examens. Une éducation de qualité se préoccupe également du bien-être des enfants, de leurs aptitudes, de leur comportement, de leurs valeurs et de leur développement global. Certains mécanismes de redevabilité peuvent favoriser une éducation de qualité, mais tous ont leurs limites. De fait, il est difficile d’évaluer de l’extérieur ce que fait un.e enseignant.e, et encore plus la relation entre ses actions et leurs résultats éventuels.
Nous devons admettre que l’obligation de rendre compte n’est qu’un aspect d’une préoccupation beaucoup plus large, celle de la responsabilité. Un.e enseignant.e peut agir de manière responsable parce qu’il ou elle doit rendre des comptes, mais aussi par souci de bien enseigner et d’aider les élèves à développer leurs capacités. Pour citer un autre exemple, ce n’est pas la redevabilité qui a conduit d’innombrables médecins, journalistes et professionnels humanitaires à continuer à soigner les blessé.e.s, à rapporter des événements et à nourrir les affamé.e.s à Gaza, alors même que les bombes pleuvaient de tous côtés (parfois même sur leurs têtes). La plupart doivent avoir agi par engagement pour le peuple de Gaza ou envers l’éthique professionnelle.
Il est important de distinguer redevabilité et responsabilité pour au moins deux raisons. Premièrement, le sens de la responsabilité peut constituer une force immense pour le progrès social. L’obligation de rendre des comptes peut inciter les gens à faire ce que d’autres souhaitent qu’ils fassent, dans la mesure où cela peut être contrôlé. La responsabilité, en revanche, porte sur ce que les gens eux-mêmes veulent faire dans l’intérêt public. Cette motivation personnelle peut être une grande source d’initiative et de créativité, qui va bien au-delà de la redevabilité. En effet, le développement d’une culture de la responsabilité a joué un rôle majeur dans l’émergence d’institutions publiques performantes dans le monde entier – que ce soient des écoles, mais également des hôpitaux, des bibliothèques, des musées, des tribunaux ou des parlements.
Deuxièmement, redevabilité et responsabilité diffèrent également en termes de moyens possibles pour les promouvoir. Parfois, les mesures de redevabilité peuvent contribuer à favoriser également la responsabilité. Par exemple, il sera plus facile pour une personne de conserver l’habitude d’être ponctuelle au travail si elle sait que tout le monde est censé l’être. Dans ce cas, redevabilité et responsabilité se complètent. Mais il est également possible qu’elles évoluent dans des directions opposées. Par exemple, un environnement hiérarchique peut favoriser la redevabilité tout en affaiblissant la responsabilité parce que celui-ci tend à démotiver les personnes occupant des postes subalternes. De même, la centralisation peut favoriser la redevabilité alors que la décentralisation peut encourager la responsabilité. Malgré de fréquentes formes de réciprocité, redevabilité et responsabilité ont chacune leur propre logique.
Jaipal Singh Munda, le principal porte-parole des Adivasis (communautés indigènes) à l’Assemblée constituante de l’Inde, a fourni un exemple intéressant de l’intérêt de promouvoir la responsabilité sans nécessairement passer par des mesures de redevabilité. L’une de ses premières initiatives en tant que ministre des sports de l’Inde indépendante a été d’organiser un match de cricket entre les membres du Parlement, tous partis confondus. Cette initiative semble avoir eu pour effet de créer de meilleurs rapports entre eux. Comme l’a fait remarquer Jaipal Singh lui-même : « Le match, le déjeuner au stade national et le dîner ont permis de réaliser une chose magnifique. Ils ont rassemblé tous les partis politiques et une atmosphère amicale s’est instaurée dans les deux chambres du Parlement ». Son intention, en favorisant cette « atmosphère amicale » n’était pas simplement de rendre la vie des parlementaires plus agréable, mais surtout de permettre au Parlement de mieux fonctionner. Hélas, il ne reste plus grand-chose de cette atmosphère aujourd’hui.
Comme l’illustre cette anecdote, la responsabilité a souvent un aspect coopératif. Un individu qui a des principes peut, bien sûr, agir de manière responsable quoi que fassent les autres – comme le piéton qui attend obstinément le feu vert pour s’engager pendant que d’autres se précipitent pour traverser. Mais la plupart des gens trouvent plus facile d’adopter un comportement responsable lorsque les autres font de même.
Cette observation a des implications considérables. L’une d’entre elles est que l’irresponsabilité peut prendre la forme d’un « piège social » où les uns reproduisent l’irresponsabilité des autres alors que tous préféreraient faire partie d’un environnement responsable. De nombreuses écoles indiennes semblent être tombées dans un tel piège. A l’inverse, les efforts collectifs pour échapper de ce type de piège peuvent être gratifiants et déboucher sur une situation auto-entretenue où les attitudes responsables des uns et des autres se renforcent mutuellement. La littérature sur les normes sociales recense de nombreux exemples d’ « équilibres multiples » de ce type.
On oublie souvent que tout l’édifice de la démocratie électorale repose sur un simple acte de responsabilité coopérative : le vote. Chaque électeur.rice sait que son vote ne fait aucune différence en soi, mais de nombreuses personnes – souvent une grande majorité – votent, parfois dans des circonstances difficiles (par exemple, en parcourant à pied de longues distances ou en faisant la queue pendant des heures dans le froid). Les gens choisissent de voter pour de nombreuses raisons, mais il est fort probable que beaucoup le considèrent simplement comme un acte de citoyenneté responsable.
Le rôle essentiel de la responsabilité pour une vie sociale saine a été largement débattu par de nombreux penseurses éminentes au fil du temps, y compris par un certain nombre d’économistes de renom. Adam Smith, dans la Théorie des sentiments moraux, a souligné que ce que nous faisons est influencé non seulement par des objectifs personnels, mais aussi par des « règles générales de conduite » qui résultent d’une introspection sur la façon dont nos actions sont susceptibles d’être perçues par les autres. Alfred Marshall, souvent considéré comme le père fondateur de l’économie néoclassique, a commencé son ouvrage magistral « Principes d’économie » par une longue discussion sur le pouvoir du « service désintéressé » et a même écrit que « le but suprême de l’économiste est de découvrir comment cet atout social latent peut être développé ». B.R. Ambedkar considérait que la liberté et l’égalité « ne pouvaient devenir un ordre naturel des choses » sans la « fraternité », une forme forte de responsabilité qui « conduit un individu à s’identifier au bien d’autrui ». De telles idées ont peut-être été reléguées au second plan par l‘économie orthodoxe actuelle, compte tenu de l’enchantement de cette dernière pour l’homo œconomicus, mais elles n’ont en rien perdu de leur pertinence. Ce que les économistes d’antant savaient est également à notre portée.
* Nous avons traduit dans ce texte le mot anglais « accountability » par ‘redevabilité’, dans le sens de ‘l’obligation de rendre des comptes’.
Cet article a été publié pour la première fois dans The Telegraph, le 24 février 2025.
Merci pour la traduction à Floriane Clément (chargée de recherche, UMR Dynafor, Institut National de Recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE)).